BANGKOK | arrière-goût d’une riche

L’économie à deux vitesses de la capitale me déroute. Il est faisable en une journée de manger un bol de nouilles au prix d’un Carambar genevois puis de dépenser un butin indécent dans un établissement somptueux.

Au 25ème étage de la Column Tower, le Long Table Restaurant fait glisser acid jazz, catwalk beats ou soulful house sur les coussins en coton crème des alcôves. Vos escarpins sont rangés dans des tiroirs escamotables, on vous prête de délicates pantoufles virginales. Un massage des cervicales est proposé à des cadets branchés, des salaces turpides et en surpoids, des cravates bigarrées trempent dans la sauce d’huître. Puis des escortes en talons, ces hétaïres éthérées, font semblant de rire et filent trop souvent aux toilettes. Entre les diodes électroluminescentes tailladées comme une frange, je note que les bouteilles de vin sont stockées horizontalement. Indéniable bon point. De la terrasse, les regards fardés effleurent l’eau rasante de la piscine avant de chuter dans le vide. La ville bat tout en bas, luciole dans la nuit, fabuleuse, insondable.

Sukhumvit Soi 38. Le Face offre de la cuisine thaïe, indienne ou japonaise ainsi que des cocktails sans pareil. Sur plusieurs niveaux, antiquités et reproductions ponctuent ce havre que les propriétaires aiment à appeler leur caravansérail. Carpes nippones, buffets laqués rouges et d’exorbitants arrangements floraux. Une halte sur la route de la soie ou le repère des plus fortunés qui choisiront un syrah du Sud de l’Australie pour la modique somme de ฿70’000. Aucun local ne pourra jamais en déguster les senteurs balsamiques. Sinon, un Singapore Sling épousera le «miang kham» qu’une serveuse dévouée dépose sur la table avec une quantité peu réfrénée de salutations «waï». Il est question d’un assortiment de noix de coco séchée, de cubes de gingembre frais, de cacahuètes, de rondelles de chili, de lamelles de lime et d’échalotes en quarts que l’on enroule ad libitum dans des feuilles de bétel avec une cuillérée de condiment aigre-doux, grumeleux et vaguement poisseux. L’apothéose d’un loup de mer grillé épongera le fait qu’il est injuste d’être si chanceux.

La communauté d’expatriés est une planète à part. Outre les touristes qui omettent fréquemment de se couvrir les épaules ou les pourceaux en chemise à motifs qui viennent palper des chairs meurtries, il existe à Bangkok un moyeu d’occidentaux autour duquel tourne une importante tranche de la vie financière. Vif manubrium de la méduse, que l’on perçoit en transparence sous une ombrelle molle, ondoyante et dont les contours sont indéfinissables.
On les remarque à bord du Skytrain ou sur les motos-taxis mais pas dans les autocars cahotants, ni au cul des taudis et en aucun cas dans la poussière. On dirait qu’il leur est impossible de se fondre dans le magma. Il y a certes des couples où les charmes bridés ont eu raison d’un homme blanc, toutefois c’est toujours la langue anglaise qui l’emporte avec des l à la place des r.
Ensemble, ils montent des businesses, ils se disent après tout «what the fuck» et ouvrent des bars où les «farangs» se retrouvent le soir. Organisent des joutes oratoires et des expositions d’art contemporain, concoctent des projections conceptuelles. Les filles ont les cheveux courts et des foulards faussement flanqués, ça boit des apéritifs sur quelques tapas, du ragoût de chorizo, du queso manchego avec de la pâte de coing, de la salade d’épinards à la feta accompagné de vrai pain. Français et toasté.

L’espace d’un instant, je les observe en train de se taper dans le dos. Jusqu’à oublier que la maison d’en face se lézarde et que des enfants y dorment avec des blattes au plafond.

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2 commentaires pour BANGKOK | arrière-goût d’une riche

  1. Badel Claude et Edith dit :

    Salut Juliane,
    Edith a essayé de t’écrire sur ton blog mais sans y parvenir vraiment.
    Alors j’essaie à mon tour et, si cela réussit, je pourrai lui expliquer le chemin du « schmilblick » informatique.
    Tes commentaires et tes photos me remettent dans l’ambiance de mon voyage en Thaïlande en 2005 (nous avions visité un orphelinat que nous soutenons en passant par Bangkok-Sukhotai-Chiang Mai-Chiang Rai-Huaikrai et d’autre détours sur Chiang Dao-Mae Hong Son, frontière birmane-Triangle d’or, etc.).
    Tu décris ce pays si bien que j’aurai envie d’y retourner avec Edith, laquelle n’avait pas voulu participer au voyage en raison du climat.
    Merci pour les moments de rêve que tu nous fais vivre et bonne suite dans cette nouvelle année.

    Claude
    et Edith qui t’embrassent tout fort.

    • Merci beaucoup d’avoir pris le chemin du « schmilblick » informatique jusqu’à moi.
      Je suis heureuse d’avoir pu vous faire voyager un moment et ne peux que vous encourager à retourner en Thaïlande.
      En attendant, restez en ligne car j’ai commencé à écrire la suite. J’ai encore bien des nouilles à relater!

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