BANGKOK | le marché flottant de Taling Chan

Loin de moi l’idée d’acheter un chapeau rond en souvenir, alors j’ai évité Damnoen Saduak et le risque que l’envie ne me prenne de pousser quelques américains dans le canal.
Nous avons donc pris le bus en direction de Taling Chan, qui, plus qu’un marché flottant, est une constellation de restaurants mouvants. Nous découvrons l’endroit armés d’un fagot de feuilles de bananier repliées en triangle. On se brûle à peine les doigts en écartant les pans de limbe roussie pour démasquer la pommade opalescente d’un riz gluant. Sa douceur est rassurante et légèrement fumée.

En s’approchant du chenal, on se rend tout de suite compte que l’eau est vivante, la masse obscure est piquetée de barbillons, la surface de l’onde crevée par des milliers de poissons-chats dont les échines grises et visqueuses semblent électrifiées. Un kiosque vend des grosses miches de pain rectangulaires que des enfants lancent, parfois tout entières, à ces têtes plates et infâmes. Les voraces se ruent tels des damnés, nagent les uns sur les autres, se battent en frémissant puis ouvrent une gueule béante pour happer l’air, comme dans un accès de détresse, jusqu’à glaner un morceau de mie.
La plupart d’entre eux terminent avec une tringle de bois au travers des entrailles et enrobés de cendres sur la grille.

Une longue jetée couverte, jonchée de tables basses et de tabourets sommaires, s’avance dans le klong. Y est amarré un chapelet de barques où les plats sont apprêtés. Ce sont surtout des femmes qui travaillent, on ne sait jamais trop quel âge leur donner, elles ont la carnation plutôt décatie. Boucanée. Elles parlent peu et s’exécutent, déployant des gestes exacts et précis. J’en aperçois une qui tient un bébé entre ses genoux, il jouera avec ses paumes toute la journée.

Chaque bateau a son menu, un grand panneau le détaille à renfort d’images mais au final, les offres se ressemblent. L’espace sur les embarcations est exploité avec ingéniosité, moult marmites en aluminium contusionné sont à portée de main stratégique. De puissantes bombonnes de gaz alimentent les points de cuisson quand il ne s’agit pas juste d’un barbecue au charbon, les divers ingrédients sont prédécoupés et tous contenus dans des bols individuels, herbes et assaisonnements sont également compartimentés. Il faut les voir préparer ces salades épicées en piochant très vite dans chacun des pots, j’aime les saccades de leurs indexes et l’impression de potion magique que revêt l’opération. Une envolée de filaments de mangue verte par-ci, un peloton d’échalotes, un nombre toujours soutenu de gousses d’ail, des piments oiseau à foison, une pointe de gingembre par-là, des crevettes si petites qu’on jurerait une julienne de carottes affublées d’infinitésimaux yeux noirs, une trace de ciboule hachée, un brin de menthe ainsi qu’une pluie d’arachides dans leur peau, du jus de combava, une pincée de sucre, trois gouttes de sauce soja. Et un généreux quartier de chou blanc.
Une fois garnies, les assiettes sont alignées sur des plateaux accrochés aux barrières qui longent le pourtour de la plateforme ou logées au creux d’un panier que le préposé au service tend à la cuisinière au bout d’un bâton. Le glabre lâchera ensuite les commandes sans grâce sur les nappes plastifiées contre paiement immédiat.
Des familles au complet, toutes générations confondues, ont envahi les lieux, palabrent et mastiquent des langoustines cuites dans des terrines en argile, des coques, des nouilles, du rôti de cochon, des brochettes.

Afin d’immortaliser les sandales débordantes d’orteils d’une ancêtre, je me penche outre mesure au-dessus du garde-corps et le capuchon de mon objectif tombe dans les remous bruns du fleuve. A ce stade de mon voyage, j’ai déjà pris plus de mille clichés. Peut-être est-ce là le signe que je dois ranger mon appareil photo dans sa sacoche et m’assagir la moindre.

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