Nous évitons le givre et les toges thermiques de l’Absolut Icebar où il est impératif de réserver sa venue des mois à l’avance et mettons le cap sur le Allmänna Galeries 925. Nous ne sommes pas sûrs d’être au bon endroit alors que nous franchissons une porte dérobée, suivie de près par une volée d’escaliers sombres mais l’assurance renaît avec une sourde vibration de basses. DJ Ljusår fait frémir la chape de béton lépreuse, trois murs grenats et tous les autres qui sont entièrement revêtus de carreaux blancs. De lourdes tentures de velours et d’épars tapis orientaux ôtent une éventuelle aura de crématoire. Sous le plafond brut, les conduits de ventilation se fraient un chemin, surplombent la bourgeoisie bohème locale.
Des expositions successives d’art contemporain voient des cadres s’accrocher, accrocheurs, ou des collages naïfs proches de Bob l’Eponge à même les parois. On pourra aussi sonder la signification de tigres cubiques en papier mâché, l’univers du cirque à l’encre de chine ou la vidéo d’un individu en sous-vêtements étendu dans la rue et sur qui on casse des oeufs. Les vernissages ameutent du beau monde, ça mordille des pop-corns aromatisés à la truffe et on échange sur les canapés de cuir capitonné des capiteux soubresauts de rouge à lèvres.
Tout en bas dans la gamme, une bouteille de Montaudon Réserve Brut, aux notes d’amande et léger accent acidulé, pour achever douze huîtres Fine de Claire ourlées d’une barbe amorphe. Sinon, la liste propose un Bollinger de 1996 à 2580 SEK qui se règle par carte de crédit. Les Suédois ne paient guère en espèces, encore moins quand ils se vérifient la raie dans le miroir patiné au-delà du zinc.
Il faut avouer que la capitale est onéreuse, cossue, les hommes sont grands, épatants et sains, les femmes sont grandes, épatantes et saines. Il y a de graciles postérieurs étiquetés Acne -acmé dans l’évolution du denim, autant de panneaux solaires que de planches à langer, une idée de justice sociale déconcertante et des référendums consultatifs. Plus les enfants prodiges de Alvar Aalto, Arne Jacobsen ou Eero Saarinen en vitrine.
Dans la vieille ville, les parements ocre, leurs rinceaux et ancres apparentes servent de décor aux «korvkiosk» à hot-dogs, la seule option réellement économique pour s’alimenter.
Sur fond vespéral se dessinent la vapeur du grill et des éclats de graisse. Tandis que l’on commande la moins moche des saucisses, le vendeur tanné nous demande nos origines. Puis nous récite les siennes. Le bonhomme vient d’Irak où sa famille a péri durant la deuxième guerre du Golfe. Il a émigré en Suède avec sa communauté et partage désormais cette échoppe à roulettes, tour à tour, avec 2 compatriotes. Il nous explique le doctorat qu’il a fait à Bagdad et parle de publications scientifiques, «le potentiel et les limitations de l’analyse par isotope des composés de carbone et d’hydrogène comme stratégie de remédiation, moutarde ou ketchup ?». Ici, son diplôme n’est pas reconnu alors il farcit des petits pains toute la journée.
Très consciente de ma chance, j’ai juste le temps d’expérimenter la glace à la réglisse et celle au safran sur la Medborgarplatsen de Södermalm avant de regagner le Arlanda Airport. Plus aucun siège n’est disponible. Je m’assieds par terre et entame un paquet de chips à l’aneth, puis au moment d’éventrer un emballage de viande de renne boucanée, un couple se met à me regarder avec un rire imperceptible faisant mine d’être attendris or je vois bien qu’ils transpirent d’envie. Alors soudain. Enfin. Je me sens aussi attirante que Ingrid Bergman et Greta Garbo réunies.